ETAT DES YEUX : Lectures impérieuses | Anne PAULY | Avant que j'oublie
lundi 07 septembre 2020
Il est des lectures qui s'imposent à moi sans que je l'aie vu venir... En trois ou quatre lampées d'attention extrême, le livre d'Anne Pauly a déboulé sur ma table de chevet embouteillée... J'ignore si le battage médiatique m'a influencée, mais ce titre a immédiatement percuté mon esprit et résonné comme un écho à mes sentiments actuels. La lecture n'a fait que confirmer mon intuition. Ce livre là, au moment même où je me coltine les humeurs de deuil imposées par la vie ne pouvait pas tomber mieux. Je fais partie des lectrices qui ne dédaignent pas les mots des autres pour qualifier des expériences universelles. Perdre ses parents, sa parenté, ses ami.e.s semble constituer le répétitif contexte dans lequel je poursuis mon chemin dans la vie. Après 60 ans,la liste des rendez-vous funéraires s'allonge ...
Aucun deuil ne ressemble à un autre mais les ingrédients et les paliers de décompression sont les mêmes. Le temps dilue l'impact de la séparation, les choses matérielles et immatérielles se transforment jusqu'à devenir une abstraction familière bercée par la mémoire et revigorée par certaines rencontres, y compris dans un livre... Les gens n'aiment pas parler de la mort et de la douleur qui s'y agrippe, c'est pourtant aussi indispensable que de parler de la vie qui continue et qui n'a pas de limites lorsqu'on la respire à fond de poumons... C'est cela qui me semble prioritaire : reprendre une respiration ordinaire, la plus ample possible , après la mort de quelqu'un de cher... respirer pour deux pendant le temps nécessaire, comme en plongée...lorsqu'on prête l'embouchure d'un tuyau à celui ou celle qui sinon se remplirait d'eau et sombrerait plus vite dans les abysses de l'oubli...
Pour la plupart des mortels, la vie terrestre est plus drôle à évoquer , avec ses incongruités hilarantes ou agaçantes , ses ratages pathétiques, ses erreurs capitales, ses petits triomphes passagers, mais on ne retient parfois que les blessures et les trahisons. Les tourments réels ou imaginaires laissent plus de traces indélébiles que la banalité de l'amour lorsqu'il s'exprime à demi-mots, à demi-gestes, comme un encombrant intermittent. Il est parfois absent et totalement refoulé... On ne peut donner que ce qu'on a reçu, a minima lors de furtifs hommages d'obsèques ou avec talent comme dans ce texte formidable et cathartique...
Le livre d'Anne Pauly a plu à une grande palanquée de lecteurs et lectrices, et il a eu un prix. Nul doute qu'il corresponde à l'air du temps et aux styles des relations familiale et amoureuse des contemporains. Qu'est - ce que le lien filial ? Quelles sont les loyautés qu'il tisse selon qu'on est fille ou garçon ? Comment se tire-t-on d'une enfance bousculée par la maladie alcoolique parentale ? Qu'est-ce qu'apporte un couple ? Qu'est-ce qu'il altère au fil d'un compagnonnage aventureux et douloureux ? Comment se déguise l'amour en violence et en domination unilatérale ? Qu'est-ce qui se transmet et se transforme chez les héritiers ? Qu'est-ce que l'héritage ? Comment restaurer la tendresse sur les gravats de la mémoire ?
Lorsque je relirai ce livre ( pas tout de suite...) , je le lirai autrement... Je le ferai lire en attendant, mais pas à n'importe qui et à n'importe quel moment. C'est un livre à laisser dans une boîte à livres anonyme, quelque part, n'importe où, en ville ou à la campagne, je l'offrirai avec prudence, les yeux dans les yeux, à des personnes à qui ça peut faire du bien, mais comme je n'en serai pas certaine, j'en parlerai plutôt à la sauvette,comme on raconte sa vie à des inconnu.e.s par bribes interposées. Il existe une multitude de livres sur ce sujet, mais certains émergent comme des nageurs inattendus...
Cet extrait pour donner une idée du style, ci-dessous ( c'est un livre dont j'ai souligné des lignes , seulement à la fin, comme pour ralentir la chute de mon attention...
" Comment vraiment savoir ce qui avait compté et ce
qui faisait sens sans relire chaque courrier, sans ouvrir
chaque placard, sans toucher chaque tissu ? Comment
renoncer à traquer, dans chaque recoin, pour n'en rater
aucun, les fils encore incandescents de son passage ici ?
Et puis, pour m'en débarrasser, encore aurait-il fallu
que ces choses m'encombrent, or il n'en était rien: je ne
voyais pas quel soulagement psychique il pourrait bien
y avoir, juste après l'avoir perdu lui, à me séparer de tout
ce qui avait constitué le décor de sa vie, de la mienne,
de la nôtre et à ajouter du désordre à la désolation."